Homélie pour le Dimanche de Pentecôte 2017 par le frère Jean-Gabriel

Texte :

Permettez-moi tout d’abord de commencer par une image. Ou plutôt par des images, puisqu’il s’agit des images d’un film, « Andreï Roublev » du grand cinéaste russe Andreï Tarkovski, aujourd’hui hélas disparu. La dernière partie de ce film, intitulée « La cloche », nous présente un jeune adolescent dont le père, qui fut un célèbre fondeur de cloches, vient d’être tué par les barbares qui dévastent alors la Russie (le film se passe au début du XVème siècle). Le jeune Boris, c’est le nom de l’adolescent, aux émissaires du tsar venus chercher son père pour la réalisation d’une œuvre gigantesque, affirme avoir reçu de lui le secret de l’alliage des fondeurs et qu’il est en mesure de diriger les énormes travaux qui doivent aboutir à la création d’une cloche géante et magnifique. Boris se met donc à diriger avec une autorité presque tyrannique et une assurance inouïe tous ces travaux. La cloche est bénie en présence du grand-duc. Suspense… Va-t-elle sonner ? Si elle ne sonne pas, ce sera la mort pour Boris. Elle retentit magnifiquement. Tout le monde congratule Boris… qui s’effondre quelques instants plus tard, en larmes, dans les bras d’Andreï Roublev, à qui il avoue que son père ne lui avait transmis aucun secret… Ils sont alors tout près d’un feu. Le film, qui jusqu’alors était en noir et blanc, passe à la couleur ; le feu qui crépite resplendit, avant que la séquence suivante nous présente toutes les œuvres iconographiques et picturales du saint iconographe Andreï Roublev.

Quel rapport, frères et sœurs, avec la solennité de la Pentecôte que nous fêtons aujourd’hui ? Eh bien, il me semble qu’il y en a un ; nous sommes tous un peu semblables à ce jeune fondeur de cloches. Par nous-mêmes, nous ne sommes capables de rien ; nous n’avons pas de nous-mêmes le secret de l’œuvre sacrée à réaliser; mais si nous nous ouvrons au souffle de l’inspiration, comme le jeune Boris, au feu de l’Esprit d’Amour qui veut enflammer nos cœurs, alors tout peut être transfiguré, car l’Amour de Dieu est un feu qui aspire à tout transformer en lui-même. Sans l’Esprit Saint, l’homme ressemble à ce paysan que nous décrit encore Tarkovski au tout début du même film. Il s’est construit une montgolfière de fortune et tente de s’envoler. Il y parvient durant quelques instants, mais finit par s’écraser lamentablement sur le sol…

« Le but de la vie, c’est l’acquisition du Saint Esprit ; sans lui, il n’y a pas de salut », déclarait un autre moine orthodoxe, saint Seraphim de Sarov.

C’est qu’en effet l’Esprit Saint est le grand acteur invisible du salut acquis par la Rédemption de Jésus. Ce même Jésus qui déclare que l’Esprit Saint viendra au prix de son départ ; un départ qui a lieu dans l’intérêt des disciples, puisque, grâce à lui, « viendra le Défenseur », « l’Esprit de vérité qui procède du Père, et qui rendra témoignage en sa faveur ». Aussi, au jour de la Pentecôte, 50 jours après Pâques, au prix de la Croix où s’est réalisée notre rédemption, par la puissance de tout le mystère pascal de Jésus, l’Esprit Saint vient demeurer avec les Apôtres réunis au Cénacle autour de Marie. L’Esprit Saint est donné à l’Église ; que dis-je : plus encore : l’Esprit Saint crée l’Église ! Le don de l’Esprit marque un nouveau commencement du don que Dieu fait de lui-même à l’homme qu’il est venu sauver en Jésus-Christ.

Nouveau commencement, car l’Esprit Saint « où se trouve la source et le commencement de tout don fait aux créatures » (JP II, 34) est l’acteur de notre propre création. Rappelez-vous : Le premier chapitre de la Genèse en ses tout premiers versets, nous dit qu’un « Vent de Dieu planait sur les eaux » d’une création émergeant du néant par l’action de Celui qui préside au don de son existence. L’Esprit Saint crée l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu, capable donc de participer à la vie de Dieu, si du moins « l’homme ne s’oppose pas au don que Dieu lui fait de lui-même pour son salut » (13).

Mais nous le savons, par le péché, l’homme a désobéi ; il a failli à sa vocation divine et s’est coupé ainsi de la source d’eau vive : « La désobéissance, comme dimension originelle du péché, signifie le refus de cette source, motivé par la prétention de l’homme à devenir source autonome et exclusive pour décider du bien et du mal » (36). Les conséquences de ce refus sont désastreuses pour l’homme, qui perd la participation à la vie même de Dieu, et donc la vie éternelle. Mais, comme l’écrit encore magnifiquement J.P II, « si le péché, en refusant l’amour, a engendré la souffrance de l’homme, l’ES entrera dans la souffrance humaine et cosmique avec une nouvelle effusion d’amour qui rachètera le monde ». Par la foi, l’homme peut à nouveau s’ouvrir au don de Dieu, la foi qui est, « dans sa nature la plus profonde, l’ouverture du cœur humain devant le Don, devant la communication que Dieu fait de Lui-même dans l’Esprit Saint » (51). Désormais, par la foi, tout homme peut retrouver la grâce d’être enfant de Dieu, enfant du Père. La grâce sanctifiante, qui est l’œuvre de l’Esprit en nous, nous rend à notre véritable vocation qui est d’être enfants de Dieu notre Père. Désormais, à tout homme qui se laisse régénérer par l’Esprit qui donne la vie, l’Esprit agit en lui comme Consolateur, Intercesseur, Défenseur. Il lui apprend à entrer en relation intime avec Dieu dont il peut faire l’expérience surtout dans la prière : « La manière la plus simple et la plus commune dont l’Esprit Saint, le souffle de la vie divine, s’exprime et entre dans l’expérience, c’est la prière. Dans la prière, l’ES se manifeste avant tout comme le don qui vient au secours de notre faiblesse » (65). Voilà pourquoi, au Carmel, nous ne commençons pas l’oraison avant d’avoir invoqué l’ES sans lequel nous ne pourrions prier.

Frères et sœurs, aujourd’hui nous accueillons le don de Dieu, notre Défenseur dans notre combat spirituel contre l’Adversaire. Laissons l’Esprit nous saisir, comme le feu saisit la bûche pour l’enflammer et la transformer en lui-même ! Laissons le feu de l’Esprit d’Amour transfigurer nos cœurs. Car il est le véritable père des pauvres, le dispensateur des dons, la lumière de nos cœurs, comme le chante la très belle Séquence de Pentecôte, le « Veni Sancte Spiritus ». Sans cette puissance divine, il n’est « rien en aucun homme qui ne soit perverti ». Seul l’Esprit très Saint met en lumière le péché, dans le but de rétablir le bien, de renouveler la face de la terre. C’est pourquoi le feu de l’Esprit, « plus purifiant que celui du Purgatoire », pour parler comme la Petite Thérèse, purifie tout ce qui souille l’homme créé pour la ressemblance divine ; il est capable de soigner toutes les blessures, même les plus profondes, de l’existence humaine ; il change l’aridité intérieure des âmes et les transforme en champs fertiles de grâce et de sainteté. Ce qui est rigide, il l’assouplit, ce qui est froid, il le réchauffe, ce qui est faussé, il le rend droit sur les chemins du salut.

Telle est l’œuvre immense de l’Esprit en nous, frères et sœurs. Honorons cet Esprit d’Amour, ce feu de charité qui brûle en nos cœurs pour fondre tout ce qui n’est pas Amour de Dieu, tout ce qui n’est pas unifié et pacifié, pour que notre vie, dont l’œuvre du jeune Boris serait en quelque sorte l’image, pour que notre vie soit l’instrument de la musique divine.

C’est pour chacun de nous et pour tous les hommes que Jésus a voulu remettre son esprit au Père de qui vient tout don parfait. Avec toute l’Église, supplions plus particulièrement aujourd’hui l’Esprit Très Saint de renouveler la face de la terre.

Viens Esprit de Dieu, Esprit d’Amour, emplis le cœur de tous les hommes que le Père a prédestinés à sa Gloire et sauvés dans le Christ Jésus Notre Seigneur ! Amen.